vendredi 25 janvier 2013

La parabole des Talents


Matthieu 25 : 14-30

4 Il en sera comme d'un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens.
15 Il donna cinq talents à l'un, deux à l'autre, et un au troisième, à chacun selon sa capacité, et il partit.
16 Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s'en alla, les fit valoir, et il gagna cinq autres talents.
17 De même, celui qui avait reçu les deux talents en gagna deux autres.
18 Celui qui n'en avait reçu qu'un alla faire un creux dans la terre, et cacha l'argent de son maître.
19 Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint, et leur fit rendre compte.
20 Celui qui avait reçu les cinq talents s'approcha, en apportant cinq autres talents, et il dit : Seigneur, tu m'as remis cinq talents; voici, j'en ai gagné cinq autres.
21 Son maître lui dit : C'est bien, bon et fidèle serviteur; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup; entre dans la joie de ton maître.
22 Celui qui avait reçu les deux talents s'approcha aussi, et il dit : Seigneur, tu m'as remis deux talents; voici, j'en ai gagné deux autres.
23 Son maître lui dit : C'est bien, bon et fidèle serviteur; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup; entre dans la joie de ton maître.
24 Celui qui n'avait reçu qu'un talent s'approcha ensuite, et il dit : Seigneur, je savais que tu es un homme dur, qui moissonnes où tu n'as pas semé, et qui amasses où tu n'as pas vanné;
25 j'ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre; voici, prends ce qui est à toi.
26 Son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux, tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que j'amasse où je n'ai pas vanné;
27 il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j'aurais retiré ce qui est à moi avec un intérêt.
28 Otez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a les dix talents.
29 Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a.
30 Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.

Si vous êtes choqués par cette histoire, je vous comprends.

On dirait le récit d’une fracture sociale.
La caricature d’une société à 2 vitesses avec les gens considérés comme empotés et minables, et les autres, exemplaires, parce que battants et rentables.

Pourtant je vous rappelle que Jésus avait par ailleurs rappelé que « la vie d’une homme ne dépend pas de ce qu’il possède, serait-il dans l’abondance. »
Pour Jésus, la valeur d’un individu ne dépend pas de son compte en banque, il ne pèse pas son poids en dollards ou en euro.
Le protestantisme rappelle fort à propos la grâce contre la théologie des œuvres méritoires, cad contre la théologie de
l’abondance cad la théologie de l’excellence.
A propos des œuvres, le protestant se plaît à dire la grâce comme moteur de la vie: « Je fais ce que suis », dit le protestant, contre les tenants de l’activisme des œuvres, contre ceux qui disent « Je suis ce que je fais ».
La grâce est première, c’est elle qui appelle, c’est elle qui change la vie.
Contre ceux qui disent Hors de l’Eglise point de salut, le protestant répond : « Hors du salut point d’Eglise ».

Pour un protestant, l’identité profonde est en Dieu, dans ce regard d’amour que Jésus a porté justement sur les improductifs, les gens malades d’eux-mêmes.
L’Eglise primitive est constituée de gens en difficulté.
« Ce sont les malades qui ont besoin de médecins », disait Jésus.
La vie de Jésus est un pèlerinage dans une cour des miracles.
Il est venu pour ceux qui ne rapportent que mal-vivre et misère.
L’Eglise est au départ un peuple de bras cassés, pourtant appelés.
Le dernier homme de notre parabole reçoit un talent seulement.
Sa vie n’est pas bourrée de talents.
Que va-t-il faire de son unique talent ?
Aura-t-il peur de lui-même ?
S’acceptera-t-il tel quel, sereinement ?
Pas sûr s’il on en croit Jésus.
Le dernier serviteur réagit mal devant sa vie.

La parabole est donc volontairement choquante (« on donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas , on enlèvera ce qu’il croyait avoir »).
Jésus prend à revers son auditoire, son histoire force le trait, sa pédagogie oblige à une écoute impatiente.
Cette histoire nous alerte. Elle nous réveille.

Elle nous claironne l’urgence du royaume de Dieu qui œuvre de façon invisible.
Certains, pourtant, se replient, se ferment, et paniquent. Ils refusent la vie. Ils refusent leur don. Ils ont peur de la joie, leur vie est devenue gesticulante.

Ils ne voient pas en Dieu cet homme de la parabole à la générosité royale qui valorise chaque serviteur.
Il part, il fait confiance, il prend un risque avec cette équipe disparate.
Jésus compare le royaume à cette histoire de voyage, de distance, de solitude apparente qui peut être fécondée par une audace et un esprit d’aventure.
Le risque est au cœur de ce voyage.
L’homme part en voyage, il laisse son équipe à l’œuvre, cette œuvre est risquée parce que créatrice.
Notre vie elle aussi pense parfois que Dieu est le grand absent, le Dieu trop lointain.
Parfois, nous prenons peur de la distance, du silence, notre vie
semble trop lourde à assumer. Nous avons peur du silence.
C’est le jour du doute qui taraude.
C’est le jour de la destruction des rêves, le jour d’adversité où la peur enraye l’oeuvre de création.
Ce jour-là, notre vie pourtant bénie, objet d’une transmission de patrimoine, objet d’une attente, notre vie pourtant se croit seule, redoute sa liberté, elle recherche comme les enfants d’Israël en plein désert les marmites de viande d’Egypte du passé qui était forcément « le bon temps », elle aspire au bon temps de l’ esclavage où tout était pris en charge, régulé par d’autres, au moins il n’y avait pas besoin de risquer quoi que ce soit, puisque l’espérance était absente durant 400 ans d’humiliation…

Un jour, pourtant le maître revient et demande des comptes.

Généreux, il s’attend au meilleur en retour.
Il attend l’ estime en réponse à la confiance.
Il ose espérer des fruits de reconnaissance.
Mais avant qu’il ne rentre, le temps semble long, il tarde à venir, ce maître du monde.
Ce récit répond à la primitive église qui s’inquiète devant la persécution et le vieillissement de ses responsables.

Nous aussi nous trouvons parfois le temps long, nous sommes pressés de voir des gens nombreux venir au chantier paroissial pour donner un coup de main, nous voudrions voir plus de gens à la prière du jeudi soir ou à l’étude biblique.
Le temps des changements semblent long.
Nous avons peur de nos doutes, de notre avenir plombé.
Chacun porte en lui-même une part d’amertume et de peur.
Chacun est un peu le 3° serviteur, qui oublie de vivre parce qu’il fait des reproches à Dieu.
Sa vie est sclérosée, maladive, sa vie acquiert le morpho-type du stress, ce 3° serviteur ne donne pas envie de croire. Il n' a rien de spirituel. C'est un hyper-religieux, un aparatchik potentiel.
Parce que sa vie est devenue un extraordinaire contre-témoignage, une fièvre chronique, un concentré d’inhibition.
La liberté est absente, la routine fait rage dans la vie de cet homme replié, effaré face à son seul talent.
Sa vie est une promesse royale, mais il enterre sa vie, il étouffe ses rêves, il se nourrit d’échecs solitaires.
Il se croit un oublié de l’espérance.
Alors que ce maître qu’il critique tant l’avait pourtant appelé, nommé, et enrichi d’un vrai talent. Ce talent lui avait été donné !
Le maître ne paie pas en monnaie de singe, il offre une vocation personnelle, peu importante la quantité de talents, qualitativement c’est un cadeau prodigieux.
Cet homme a oublié qu’il était nommé et reconnu. Il avait reçu des dons. Mais la vie s'est chargé de lui voler ce don. Le don est resté lettre morte.

Cet homme inhibé, empêché de lui-même, a besoin d’une Communauté pour le guérir de sa solitude croissante, pour lui rappeler son premier amour, la foi de ses débuts, ses grands élans fondateurs...il faut quelqu’un autour de cet homme en danger de sclérose, pour entendre ses doutes, pour les assumer avec lui au risque de dépérir avec lui, pour lui redire le Dieu vivant qui donne des talents, des dons, des potentialités, de occasions inédites (Le kairos en grec, l'opportunité d'un temps de grâce donné régulièrement à ceux qui ont les yeux de la foi)...
Pauvre homme si jeune qui se croit vieilli, je suis sûr qu’il se trouve moche, pourtant il plaît au moins à quelqu’un et c’est à Dieu qu’il plaît.
Comme dit le proverbe, « à Dieu ne plaise ». Il plaît à Dieu de l’appeler. Dieu appelle ses serviteurs qui lui appartiennent.
Tous les trois ont un seul et même appel.
Un seul n’y croit pas, il se montre dur, son visage dépérit, il se montre « méchant et paresseux. » Mais je suis sûr que c’est une façade, il y a malentendu, il y a espoir, il y a avertissement, parce que tout peut changer pourvu qu’on soit prévenu.
Prévenu de quoi ? que la foi nous est donnée, mais que nous
l’ enterrons volontiers.
Le maître donna à chacun selon sa puissance.
Et je comprends pourquoi, parce que cinq talents d’argent, ça pèse 150 kilos.
Le 1° serviteur avait une capacité, une puissance de travail supérieure, il était musclé.
Le 2° était plus fragile, seulement 2 talents, cad 60 kg, la moyenne de ce que nous pouvons supporter, il peut porter le poids de lui-même, ce qui n’est pas si mal... s'assumer soi-même, beau programme, non ?
Le dernier reçoit 30 kg d’argent. Selon sa petite force. Beau pactole quand même.

Les deux premiers ont la joie au cœur. Ils ont la reconnaissance envers leur maître. Ils se savent valorisés par lui.
Ils n’attendent pas d’avoir des enfants en âge de poser des questions gênantes, ils n’attendent pas l’ âge de la retraite pour être des gens croyants, cad joyeusement à l’œuvre.
Sans peur de rater. Librement, sans calcul, par honneur pour leur maître. Ils ont refusé l’introspection, ils regardent au ciel et contemplent la lumière. Elle illumine leur chemin. Les voici délivrés de leur esprit de reproche. Ils ont goûté à la royale liberté des enfants de Dieu. Ils en libèrent plusieurs à leur tour. Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté ; ce qui fait dire à la marque de chaussures de sport Nike le slogan suivant : « Yesterday, You said to-morrow ; Just do it. ».
Malgré le risque et l’adversité, leur vie porte du fruit, 5 talents en donnent 5 de plus , 2 en donnent 2 autres. Sauf, sauf s’ils doutent de Dieu et d’eux-mêmes.
Il suffit juste de faire. Car la foi sans les œuvres est morte et, dans le ldiaolgue oecuménique,  c'est peut-être le métier de l'Eglise Catholique que de rappeler cette théologie de la grâce mise en oeuvres.

Ne nous laissons pas paralyser par les problèmes.
Comme si personne n’était au ciel pour entendre notre plainte. Le monde est à nous, et ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous ne devons rien faire. Mais c'est parce que nous ne faisons rien que les choses sont difficiles.

Refusons l’inhibition, offrons à Dieu notre foi souriante, extrapolons, tirons un chèque sur l’avenir, ne laissons pas notre talent personnel, notre foi, devenir une réalité étrangère, un corps étranger. Ne devenons pas conservateurs fixistes, ne faisons pas de la foi un dépôt mort, une voie de garage. Une institution glaciale et figée, un poisson mort.

L’Eglise de Jésus-Christ est porteuse d’une formidable promesse, qui transcende toutes ses petites difficultés bien provisoires.
Quelle est notre vision de notre Eglise : se résume-t-elle aux éternels fait-divers du passé ?
Avons-nous fait de l’Eglise un temps vain et inutile, (rébarbatif, inhibiteur des talents) ;dans lequel forcément il ne peut rien advenir de bon comme si c’était une fatalité qu’il n’y ait pas de relève, pas de paix, pas de confiance ?
Car l'Eglise c'est le peuple de ceux qui sont debout et en marche, elle se développe dans l'hémisphère Sud.
Accepterons-nous de revisiter nos a-priori sur Dieu, cesserons-nous nos reproches, le verrons-nous autrement que comme un maître dur et exploiteur ?
Eviterons-nous la tentation du légalisme ? Verrons nous la foi comme une promesse de liberté, de créativité ?
Verrons-nous Dieu comme un amour déployé et non dévoyé, comme une parole libératrice ? Inattendue, surprenante ? Serons-nous dans l'impatience de ce que Dieu va faire ? (C'est ça la prière, se mettre dans cette impatience curieuse dans l'attente des fruits donnés par Dieu au travers de nos vies.).
Allons-nous rester en plan, à contempler nos lingots en larmoyant, au risque de nous retrouver dans une vie de ténèbres ?

Accepterons-nous de créer du neuf, de laisser la vie débordante du royaume se frayer un chemin dans notre corps ? Car notre corps, notre vie actuelle, est le seul lieu de notre prière. C'est pour cela que Jésus s'est incarné et que nous sommes devenus chrétiens, parce que la vie terrestre demeure le seul lieu d'apprentissage (apprend-tissage) de l'éternité.
Alors Dieu pourra dire de nous: "C’est bien tu as été fidèle en peu de choses", tu as dit oui à ma confiance, tu es entré dans la joie de ton maître, tu as vu en lui un véritable plaisir, un épanouissement total. Quelqu'un de fiable. Qui n'abandonne pas les siens dans leur périple.
Ta vocation de chrétien n’était pas une contrainte, c’était une offrande joyeuse, un oui débordant de gratuité.
Ton talent s’est révélé aux yeux de tous. Tu as répondu à la grâce par une vie habitée ? tu as vaincu tes peurs, tu pourras dire aux tiens: " C’était la vie vraie, enfin réalisée".
 Ta vie t'aura donné envie de croire, et Dieu t' aura sauvé de ton vertige.

mercredi 23 janvier 2013




La Femme Cananéenne en Matthieu 15.16 à 28:
("Donner le pain aux petits chiens ?")
COMMENT LA FOI TRIOMPHE  DU MEPRIS

Et Jésus dit: Vous aussi, êtes-vous encore sans intelligence?
  • Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche va dans le ventre, puis est jeté dans les lieux secrets?
  • Mais ce qui sort de la bouche vient du coeur, et c'est ce qui souille l'homme.
  • Car c'est du coeur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages, les calomnies.
  • Voilà les choses qui souillent l'homme; mais manger sans s'être lavé les mains, cela ne souille point l'homme.
  • Jésus, étant parti de là, se retira dans le territoire de Tyr et de Sidon.
  • Et voici, une femme cananéenne, qui venait de ces contrées, lui cria: Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David! Ma fille est cruellement tourmentée par le démon.
  • Il ne lui répondit pas un mot, et ses disciples s'approchèrent, et lui dirent avec insistance: Renvoie-la, car elle crie derrière nous.
  • Il répondit: Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël.
  • Mais elle vint se prosterner devant lui, disant: Seigneur, secours-moi!
  • Il répondit: Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants, et de le jeter aux petits chiens.
  • Oui, Seigneur, dit-elle, mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.
  • Alors Jésus lui dit: Femme, ta foi est grande; qu'il te soit fait comme tu veux. Et, à l'heure même, sa fille fut guérie.”
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Ce récit d'aujourd'hui n'est pas un récit où Jésus s'ouvre aux étrangers pour la première fois. Il ne se convertit pas, contrairement à bon nombre de commentateurs prétendant que Jésus a besoin de cette femme pour changer de cap ! Jésus vient en pleine autorité révéler l'être humain à lui-même. Ici en l'occurence, ses disciples, en proie au mépris.Il va prononcer en miroir des paroles entendues, pour faire prendre conscience de la toxicité des mots.

En Matthieu 8 bien avant cette guérison, Jésus guérit déjà un étranger.
Un officier romain demande de l'aide pour son serviteur:
-“Je ne suis pas digne que tu entres chez moi”.
-“Je n'ai trouvé personne avec une si grande foi”, lui répond Jésus. “'Il en viendra de l'orient et de l'occident pour le repas avec Abraham”.

Jésus ne va pas découvrir grâce à une femme cananéenne sa propre vocation. Il apporte aux non-juifs toute sa sollicitude. Si l'on en croit Matthieu, et la mise en scène de son Evangile, Jésus vient juste avant d'annoncer  l'ouverture de l'alliance aux nations .

Par contre ce récit se trouve juste après le commentaire de Jésus sur ce qui rend pur et impur. Ce qui rend impur, c'est ce qui sort de la bouche en tant que sortant du coeur.
Etonnamment, ce texte montre Jésus injuriant une femme. L'un des passages les plus énigmatiques en apparence. Mais à y bien regarder, c'est aux disciples qu'il parle, comme il avait souverainement projeté de faire lors de son déplacement en Syro-Phénicie.
Reprenons le texte:
 21 Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon.

L'histoire de ce matin concerne un territoire perdu à l'Ouest de la Judée; ses navires sillon­naient les mers, et Tyr et Sidon, ses villes, étaient connues dans le monde entier.
Le monothéisme y était pratiquement inconnu, les idoles célébrées.

On connaissait le nom de Jésus comme guérisseur.

C'est dans ce pays que Jésus a décidé d'emmener ses disciples en séminaire d'enseignement, au calme, loin du lac de Galilée.

Jésus cherche la discrétion mais il ne peut rester caché. Il veut du calme mais va croiser une femme bruyante.
Au verset 21, Matthieu fait  le rapprochement avec Elie (sinon Elisée) qui, en territoire de Sidon (1 Rois 17/8-9 & 17-24) avait guéri en territoire païen.
Les Juifs considèrent les habitants de Tyr et Sidon comme des impurs, des sous-hommes.

22 Voici qu'une Cananéenne vint de là, et se mit à crier : « Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est cruellement tourmentée par un démon ». Une femme en larmes vient à lui et se jette à ses pieds.
Une femme qui crie violemment. Elle possède une lucidité au sujet de Jésus.

Elle n'est pas juive, ne connait pas le Dieu des Juifs.
Matthieu donne à cette femme ce nom de « Cananéenne». Non seulement une étrangère, mais en plus une « Cananéenne », ce qui veut dire « polythéiste déviante».
Pas mal de mépris dans la description de cette femme.
(voir Ezéchiel 16/29).
Elle souhaite l'aide de Jésus comme guérisseur pour sa fille.
A cette époque, toutes les maladies étaient considérées sous l'angle de la possession.
Il y a un mauvais esprit chez sa fille la femme demande à Jésus de chasser l'esprit.
La femme dit littéralement: « Ma fille est méchamment démonisée ».

Elle ne vient pas invoquer le Dieu d'Israël mais consulter un thaumaturge.
Comme dans les campagnes on demande à un celui qui a un « fluide » de « faire passer les verrues » dans l'arrière-boutique du coiffeur.
Elle crie, résolue à déranger jusqu'à obtenir gain de cause.
L’attitude de cette femme évolue au cours du récit. Elle arrête de crier pour passer à l'argumentation la plus géniale qui soit dans la Bible.
Elle n'est plus en face d'un guérisseur mais du fils de David, un prophète d'Israël à qui elle va répondre d'une façon cinglante dans une foi en marche.

23 Mais il ne lui répondit pas un mot.

Comment interpréter ce silence?
Devant une femme qui crie, Jésus oppose un silence. Jésus est dans la demande de cette femme étrangère qui veut une guérison sur une impureté.
Elle est dans une problématique de culpabilité.
Jésus fait silence pour la cerner, pour comprendre sa demande.
Jésus est gêné par la présence de cette patiente qui le dérange.
Dans l'épisode de la lapidation de la femme adultère, Jésus est silencieux également.
Il dessine dans le sable. Nul ne sait ce qu'il a écrit.
A ce moment, nul ne sait ce qu'il pense d'elle mais lui ne répond rien à sa demande pressante.
Les protestants sont gênés par le silence.
Plusieurs sont agacés par le silence de Jésus, jusque dans nos réunions protestantes où parfois devant une question, le silence de la réflexion peut apparaître comme un retrait. Heureusement Jésus est de ceux qui réfléchissent avant de trop parler. C'est si rare.
Jésus est-il en mal de conviction devant l'attitude à adopter devant cette étangère, puisqu'il n'a pas la réponse tant attendue? C'est l'interprétation moderniste courante, qui fait de Jésus un Messie tâtonnant à la recherche de son appel, trop humain pour être souverainement capable de connaître les coeurs.
Ceux qui trouvent suspect son silence se trahissent par leur manque de capacité au silence pour eux-mêmes.
Jésus a besoin de réfléchir, même s'il est fils de Dieu sans péché.
Son humanité se révèle pleinement par une écoute intense.
Et son silence est une leçon sur son autorité insaisissable.
Cette femme qui l'appelle Fils de David semble tellement lucide: elle va apprendre quelque chose aux disciples; Jésus teste cette femme pour révéler sa parole comme oeuvre du Saint-Esprit. L'attitude de Jésus est un modèle d'ouverture et d'absence de jugement. Cette femme qui implore et qui dérange pour cause officielle de “possession démoniaque” lui semble divinement inspirée.

Ses disciples s'approchant de lui firent cette démarche : « Renvoie-la, car elle nous crie après”.

Littéralement: . 23 : c'est en grec: "Débarrasse-nous en"
Renvoie-là: le verbe employé est tiré du mot “apôtre”: envoyé.
Ceux qui sont envoyés (apôtres= envoyé) ont la tentation de renvoyer. Terrible humour de Matthieu.
Matthieu ne ménage pas les disciples qui veulent balancer cette femme au loin en évacuant son problème par une éviction ou au mieux par une “guérison-minute”.
Quand Jésus parle à cette femme en disant qu'il est envoyé pour le peuple d'Israël, il parle en réalité à ses disciples. Cela fait penser à "la femme du boulanger" de Pagnol: le boulanger s'adresse à son chat pour parler en réalité à sa femme.
Ici Jésus s'adresse à cette étrangère pour parler à ses disciples, pour leur faire prendre conscience de l'image qu'il donnent d'eux-mêmes.
Jésus veut amener ses disciples quelque part.
Ses disciples sont agacés q'une étrangère ait un comportement dérangeant; ils veulent la renvoyer. Ils n'osent pas gérer cette femme. Ils se réfugient derrière Jésus: ils n'assument pas la responsabilité de la renvoyer, ils n'assument pas leur rôle de disciples-témoins.
Un peu comme des gens qui sont pour la peine de mort mais qui seraient incapables d'appuyer sur la gâchette.
Que pensez-vous du comportement des disciples ?

24 Jésus répondit : « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël ».
Jésus se répète à lui-même l'urgence de sa mission prophétique.
Il est venu pour Israël. En priorité, pour rassembler son peuple.
Les autres n'ont pas accès à cette espérance. Il parle à ses disciples pour les réprimander.
Il est venu pour les brebis d'Israël qui sont des moutons perdus.
Sous-entendu je suis avec vous parce que vous aussi vous êtes perdus dans vos exclusives.
25 Mais la femme vint se prosterner devant lui : « Seigneur, dit-elle, viens à notre secours ! ».
Elle qui demande du secour s'adresse soudain à un Seigneur.
En se prosternant, elle manifeste une forme d'adoration inattendue de la part d'une étrangère. Elle passe du harcèlement à la déférence. De la panique à la foi.

26 Il répondit : « Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiots ».

Pour Matthieu, Jésus fait des jeux de mots cinglants:
un premier jeu de mots significatif en grec, entre « prendre » et
« balancer » : « labein » et « balein », l'inversion des consonnes correspond à l'inversion du sens ; voir aussi l'autre jeu de mots signalé par France Quéré entre « maître » et « chiots »« kyrios » et « kynarion ». Ces jeux de mots sont des moyens mnémotechnique pour la catéchèse primitive.
Le compte-rendu de Matthieu est génial, il s'incruste dans la mémoire par la musique des mots.
Si les disciples issus d'Israël veulent renvoyer cette femme, alors Jésus est en effet là pour ces brebis d'Israël qui se perdent par leurs paroles malveillantes. “Je suis venu pour les brebis perdues de la maison d'Israël.”


Par cette histoire, Jésus fait sortir ce qui est au fond du coeur des disciples.

En même temps, Jésus pousse cette femme dans ses retranchements par cette injure, ( en la comparant à un petit chien en sa présence), pour tester sa foi.
Il reprend le vocabulaire populiste des disciples envers cette femme.
Jésus fait sortir ce qui est dans la pensée des disciples.
Ils veulent chasser une femme qui est en pourtant en attente de l'essentiel.
Ils la traitent comme un petit chien. 
Par cette formulation du fond du coeur des disciples, il pousse cette femme à dévoiler sa foi; elle ne se laissera pas désarçonner.

Les disciples n'ont pas compris que ce n'est pas sur des rites de pureté ou d'impureté, sur des habitudes de pratique religieuse, sur des origines de clan, sur des rituels "splendides", que l'on est accepté par Dieu.
Ce qui importe, ce sont les pensées cachées au fond du coeur des disciples, la vérité des motivations cachées.
Après le silence de Jésus qui lui permet de sonder les coeurs de chacun, la vérité jaillit soudain : une femme contraint Jésus d' utiliser la situation pour enseigner ses disciples, comme il avait prévu de le faire en les emmenant au calme.
Les disciples sont tenus de recevoir le message: Les temps nouveaux sont arrivés, ou pour le moins anticipés ; la foi au fils de David n'est plus une exclusivité juive. Cette femme (ou le Saint-Esprit par cette femme) a aidé le Christ à saisir comment le plan de Dieu (la « justice de Dieu » dira Paul dans l'épître aux Romains) allait se dérouler, et que les « grandes fois » (Matthieu 15/28) et les “belles prières” n'allaient peut-être pas se trouver là où on les attendait.
Cette femme cananéenne attendait la guérison de sa fille, elle la demandait à Jésus. Nos contemporains demandent plus qu'une guérison physique. Ils attendent une guérison de toute leur personne.

Le même problème se pose à nous, comme il se posait à Jésus. Serons-nous ouverts aux autres ou bien fermés ? Saurons-nous répondre à leur attente et leur ouvrir nos portes, pour qu'eux aussi découvrent la vérité de leur vie et qu'ils puissent croire en ce Dieu qui les aime ?
Laisserons-nous l'apparence d'ordre tuer la spontanéité d'un accueil ?
Dans quel sens allons-nous répondre à la question que nous pose Jésus, à savoir l'urgence de l'accueil du tout-venant dans nos Eglises, lieux de refuge pour ceux qui cherchent place, écoute, accompagnement, changement de vie ? Devant Jésus, personne n'est impur par ses origines. La véritable intelligence pour Jésus, c'est l' intelligence de la foi, qui passe par un coeur purifié.
Certains sont impurs par leurs pensées profondes, mais l'antidote à cela c'est la foi. Cette femme a vu en Jésus celui qui seul peut fonder puis transformer sa vie. 
Sa foi me confond et me bouleverse.